PROVENANCE
Service particulier de l’Empereur, livrée au Grand Maréchal du Palais le 30 janvier 1812 ;
Emportée par Napoléon à Sainte-Hélène ;
Offerte par le comte de Montholon au fils du comte Emmanuel de Las Cases après la mort de l’Empereur. ;
Par descendance jusqu’à l’actuel propriétaire.
Pour cette assiette du service particulier de l’Empereur peinte entre avril et juin 1808, le peintre Jacques François Joseph Swebach illustre un épisode parmi les plus symboliques de la puissance de Napoléon : la rencontre des deux Empereurs.
Napoléon, à qui l’on demandait à Sainte-Hélène quelle fut l’époque la plus heureuse de sa vie, répondit « Peut-être à Tilsit... J’étais victorieux, je dictais des lois, j’avais des empereurs et des rois pour me faire la cour ». Talleyrand commentera ainsi cette rencontre dans ses mémoires : « une entrevue au milieu du Niémen, proposée par l’empereur Alexandre, était si romanesquement conçue, et pouvait être si magnifiquement ordonnée, que Napoléon qui y voyait un brillant épisode pour le poème de sa vie, l’accepta » (Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, Mémoires du prince de Talleyrand 1754-1838 publiée par le duc de Broglie, 1891-1892, p. 314)
La rencontre de Napoléon Ier et de l’empereur Alexandre Ier de Russie, le 25 juin 1807, sur un radeau au milieu du fleuve Niémen, près de la ville de Tilsit, est un épisode marquant des guerres napoléoniennes et de la diplomatie européenne. Cette rencontre illustre l’apogée du pouvoir de Napoléon, tout en marquant le début de son alliance éphémère avec la Russie. Après la victoire écrasante de Napoléon sur les armées russes et prussiennes à la bataille de Friedland le 14 juin 1807, le tsar Alexandre Ier est contraint de négocier et un armistice est signé entre la France et la Russie le 21 juin. La Prusse, déjà défaite après la bataille d’Iéna en 1806, est également impliquée. Napoléon, conscient de sa domination militaire, souhaite établir une paix favorable à ses ambitions européennes. Il veut aussi séduire et neutraliser Alexandre Ier pour isoler définitivement la Grande-Bretagne, sa grande rivale, en l’amenant à participer au Blocus continental. Cette rencontre et sa mise en scène théâtrale sont détaillées dans le journal d’Ernst Ludwig Siehr, conseiller de la commission de justice à Tilsit :
_ « Le 24 juin, à 9 heures du soir, on donna l’ordre de bâtir deux baraques flottantes pour la rencontre des souverains, qui dut se passer au milieu de la rivière. 150 charpentiers français commencèrent à bâtir ces baraques et la première fut finie le 25 juin. Cette baraque ancrée flotta au milieu de la rivière [Niémen] aux environs de l’ancien pont. La seconde n’était pas encore finie. A midi et demi Napoléon en compagnie de ses maréchaux et 100 gardes montèrent à la rivière où ils s’embarquèrent sur une petite barque. Les gardes russes formèrent au bord en face. Les trompettes russes donnèrent le signal du départ. Les deux barques arrivèrent à la baraque en même temps. Napoléon et Alexandre s’embrassèrent et entrèrent dans la baraque. Cet entretien dura trois quarts d’heure, et la retraite se passa également. Le 26 juin, on ordonna de donner la moitié de la ville aux Russes. Alexandre s’installa son quartier habituel dans la maison de Hinz, et de l’ouest d’une ligne se retraçant du nord au sud de la ville les Français évacuèrent leurs quartiers. Quelques régiments même quittèrent la ville. A midi et demi la section alla sur les barques comme hier, mais à cette différence près que le tsar Alexandre arriva avec le roi [de Prusse]. L’entretien dura une heure et demie. A cinq heures, 800 gardes françaises des environs se mirent dans la rue Allemande avec une musique magnifique. La cavalerie sur le côté nord et l’infanterie au sud. Ils furent en rangs de la porte Allemande jusqu’à l’église. Napoléon les inspecta jusqu’à ce que 40 coups de canon annoncèrent l’arrivée d’Alexandre. Le 27 juin, les deux empereurs manoeuvrèrent deux heures avec les gardes français, à intervalles réguliers on entendit les détonations. A six heures du soir, Alexandre et Constantine mangèrent chez Napoléon ». (Extraits du journal de Ernst Ludwig Siehr, conseiller de la commission de justice à Tilsit, juin-juillet 1807, in brochure du bicentenaire de Tilsit, ed. Bartheldruck, Arnstadt).
Après ces plusieurs jours de négociations entre les deux souverains, la Paix de Tilsit est signée les 7 et 9 juillet 1807. L’un des radeaux de l’entrevue sur le Niémen fut rapporté en France par Regnaud de Saint-Jean d’Angély qui l’installa sur un étang dans sa propriété de l’abbaye du Val, à Mériel dans le Val d’Oise (Philippe Champy, « Visite de l’abbaye du Val », bulletin des Amis du Vexin français, 2003, p. 19-20).
Le peintre Jacques François Joseph Swebach (1769-1823), fils et élève du peintre Louis Swebach Desfontaines, débute sa carrière en 1783 en exposant au Salon de la Correspondance, se spécialisant rapidement comme peintre et graveur de chevaux et scènes de bataille. Il entre en 1802 à la manufacture de Sèvres comme peintre de batailles, de scène de genre et de paysage, participant à la réalisation des services les plus prestigieux comme le service particulier de l’Empereur, les deux services Égyptiens, les deux services Encyclopédiques ou encore le service des vues diverses. En 1814, Swebach est appelé en Russie par le Tsar Alexandre 1er, sans doute séduit par sa peinture sur le service égyptien que Napoléon lui offrait en 1808. Swebach est alors nommé premier peintre et directeur de la manufacture Impériale de porcelaine de Saint-Pétersbourg où il travaille jusqu’en 1820.
En octobre 1807, l’Empereur Napoléon 1er commande un nouveau service à la manufacture de Sèvres pour remplacer le service Olympique qu’il vient d’offrir au Tsar Alexandre 1er.
Ce service, nommé service particulier de l’Empereur est plus tard désigné Service des Quartiers Généraux ; cette appellation, déjà employée par le fidèle valet de chambre Marchand lors du départ pour Sainte-Hélène, pourrait faire référence aux quartiers généraux que Napoléon occupait pendant ses campagnes, dont plusieurs sont représentés sur les assiettes.
Le service est livré le 27 avril 1810 au Palais des Tuileries, juste à temps pour figurer sur la table de banquet du mariage avec l’archiduchesse Marie-Louise d’Autriche le 2 avril 1810.
Napoléon envisageait depuis longtemps un second mariage pour accéder au pouvoir politique et avait entamé une procédure de divorce avec sa première épouse, Joséphine, en 1809. Son premier choix s’était porté sur Anna Pavlovna, la plus jeune sœur du tsar Alexandre Ier de Russie. Mais les négociations durent plus longtemps que prévu et l’Autriche, soucieuse d’affirmer sa place entre la Russie et la France, deux superpuissances alliées, souhaite proposer Marie-Louise, fille de l’empereur François II d’Autriche. Le couple est marié par procuration à Vienne le 11 mars et par l’État français le 1er avril. La cérémonie religieuse du mariage a lieu le lendemain, le 2 avril, dans le Salon Carré du Louvre, temporairement transformé en chapelle. Napoléon et Marie-Louise se rendent ensuite aux Tuileries en passant par la Grande Galerie, où a lieu un banquet officiel, du grand couvert.
Le service se composait d’un service d’entrée et d’un service de dessert accompagné d’un large surtout en biscuit composé de vingt-cinq sculptures et un cabaret égyptien de vingt-neuf pièces, l’ensemble pour la somme considérable de 69.549 francs. Le service était également accompagné notamment d’une peinture par Alexandre Dufay dit Casanova, aujourd’hui conservée au Château de Fontainebleau, illustre le banquet du mariage où sont représentés autour du service Grand Vermeil de l’Empereur plusieurs éléments du surtout en biscuit.
Le service d’entrée comprenait vingt-quatre assiettes creuses, huit beurriers, dix-huit pots-à-jus et quatre saladiers et le service à dessert comprenait soixante-douze assiettes peintes, vingt-quatre assiettes à monter à bordure seulement, douze compotiers, deux vases à glace, quatre sucriers et dix corbeilles. Parmi ces dix corbeilles figuraient deux larges corbeilles anses serpent richement dorées, récemment acquises par le château de Fontainebleau auprès de Christie’s, Paris, 24 avril 2024, lot 450.
Pour les assiettes peintes, l’instruction de Napoléon transmise par Daru à Alexandre Brongniart, directeur de la manufacture de Sèvres, est la suivante : que parmi ces dessins, il n’y ait point de bataille ni de noms d’hommes mais qu’au contraire, les sujets n’offrent que des allusions très indirectes qui réveillent des souvenirs agréables.
L’Empereur fournit lui-même 28 sujets : 4 pour les deux campagnes d’Italie, 15 pour l’expédition d’Égypte, 3 pour la campagne d’Autriche, et les 6 autres pour les campagnes de Prusse et de Pologne. Alexandre Brongniart, aidé par Vivant Denon, complète les sujets par d’autres événements marquants des mêmes campagnes, ainsi que des vues de Paris, des résidences impériales, des grandes institutions de l’Empire et des travaux majeurs réalisés en province. Chaque assiette coûtait 425 francs, un montant alors sans précédent. Pour le dessin de l’aile, on utilise une bordure de glaives antiques, conçue en avril 1807 par l’architecte Alexandre-Théodore Brongniart, père du directeur de la manufacture. Il est finalement décidé d’adopter le ton vert de chrome, récemment développé par le chimiste Vauquelin. Les peintres commencent leur travail en janvier 1808 et l’achèvent en mars 1810. Avec les divers cadeaux faits par l’Empereur nécessitant des réassortiments, la manufacture de Sèvres produit au total 82 assiettes, mais la table des Tuileries n’en comporta jamais plus de 72 à la fois.
Lors de la 1re Restauration en 1814, les soixante-douze assiettes conservées aux Tuileries sont envoyées à la manufacture de Sèvres afin d’y faire meuler la marque du premier Empire pour la remplacer par les deux L entrelacés gravés en noir, chiffre de Louis XVIII. Chaque assiette est alors également numérotée en creux et en noir. Napoléon retrouve son service pendant les Cent-Jours et après Waterloo, en juin 1815, Fouché l’autorise à emporter soixante assiettes à Sainte-Hélène. Napoléon n’utilise pas ce service de crainte qu’il ne soit cassé. Il offre deux assiettes lors des étrennes de 1817, l’une à Mme Bertrand, l’autre à Mme de Montholon. Le Mamelouk Ali note dans ses mémoires : « A Diner, [l’Empereur] s’amuse à regarder les peintures des assiettes du beau service de porcelaine de Sèvres. Il est à observer que sous ces assiettes, les Bourbons avaient fait graver le chiffre de Louis XVIII, des L opposés ». Dans un état daté du 15 avril 1821 annexé à son testament, Napoléon précise : « 1° Mon médailler. 2° Mon argenterie et ma porcelaine de Sèvres dont j’ai fait usage à Sainte-Hélène. 3° Je charge le comte Montholon de garder ces objets et de les remettre à mon fils quand il aura seize ans ».
La Cour de Vienne refuse ce legs au duc de Reichstatd et Montholon conserve les assiettes et les distribue, notamment au fils de Las Cases. En 1851, le fils du comte de Las Cases en possédait encore vingt-quatre.
254 assiettes du service particulier de l’Empereur sont aujourd’hui conservées au château de Fontainebleau, dix-neuf à la Fondation Napoléon, trois au château de la Malmaison, trois au musée royal de l’armée de Bruxelles, deux au musée de Sèvres, deux au musée du Louvre et quelques autres dans des collections particulières. Une assiette de ce service, peinte d’une scène représentant la fête au mont Saint-Bernard à l’occasion des funérailles du général Desaix, a été vendue le 9 novembre 2021 chez Osenat, à Fontainebleau (pour 350 000 euros). Une autre, peinte avec Frédéric le Grand et ses lévriers dans les jardins du palais de Sans-Souci à Potsdam, a été vendue dans les mêmes salles le 5 mai 2021, lot 220 (pour 243 750 euros). Une autre peinte avec la frégate " La Muiron " débarquant à Ajaccio avec le général Bonaparte en octobre 1799 a été vendue dans les mêmes salles le 2 juillet 2017, lot 210 (pour 306 250 euros). Une autre, peinte avec le camp de l’Empereur sur l’île de Lobau en 1809, a été vendue dans les mêmes salles le 16 novembre 2014, lot 129, (pour 410 000 euros).
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